Sans papiers : nous les avons ignorés hier, ne les mettons pas en danger aujourd’hui

Carte blanche publiée dans Le Vif

Nous les avons ignorés hier, ne les mettons pas en danger aujourd’hui

Aujourd’hui, une crise sanitaire sans précédent ébranle le monde entier. Depuis ce bouleversement, l’échec des politiques migratoires ne se donne plus seulement à voir dans le nombre de corps que la Méditerranée nous renvoie, ou dans ces camps indignes qui voient s’amasser des dizaines de milliers de personnes sur les îles grecques, ou encore au travers des barbelés hongrois ou des trafics esclavagistes de personnes migrantes en Libye. Aujourd’hui, l’échec de nos politiques migratoires nous revient comme un boomerang et se traduit en séquelles visibles y compris à l’intérieur de nos frontières. Dans ces centres Fedasil, désormais bondés où la distanciation sociale ne peut être respectée ; dans ces centres fermés pour migrants coupés du monde sans contrôle démocratique ; dans la responsabilité européenne de ce qu’une contamination massive des hotspots entraînerait et finalement, à travers ces dizaines de milliers de sans-papiers que l’on a oubliés, voire ignorés durant des années.

Sans-papiers : ignorés hier, en danger aujourd’hui.

Entre 100.000 et 150.000 personnes « sans-papiers » vivent en Belgique aujourd’hui. Par définition, ces personnes sont invisibles puisqu’elles ne sont pas reconnues par l’administration. Cette invisibilité les confine dans l’illégalité et la peur alors que ces personnes sont pourtant nos voisin.e.s, nos ami.e.s, les parents d’élèves de nos écoles depuis de nombreuses années.

Chaque matin, en conduisant leurs enfants à l’école, elles partent la peur au ventre à l’idée qu’une opération de police à la sortie du bus ne les envoient en détention. Souvent, elles se figent en voyant quelques policiers dans la rue; « Je tremble quand je vois leur chien, je n’arrive plus à marcher, je suis pétrifiée, je sais qu’en une seconde je peux être renvoyée dans un pays auquel je n’appartiens plus depuis 15 ans » m’expliquait un jour une personne « sans-papiers », mère de famille, pleinement citoyenne de mon pays, la Belgique.  Depuis trop d’années, ignorés, précarisés, exploités, les « sans-papiers » vivent dans cette peur quotidienne d’être arrachés de leur vie construite ici.

En réalité, les personnes « sans-papiers » travaillent pour nous, souvent “au noir” dans des entreprises sous-traitantes actives dans des secteurs essentiels comme la logistique, la construction ou le nettoyage pour garantir des bureaux bien propres, des rayons bien achalandés et des trottoirs impeccables. Et nul doute que l’absence de statut administratif reconnu publiquement les expose régulièrement aux abus et à l’exploitation par des employeurs peu scrupuleux ou à la sous-utilisation de leurs compétences.

Ajoutée à cette peur, la crise déclenchée par la pandémie que nous vivons aujourd’hui les plonge plus profondément dans la dureté de leur condition. Un « sans-papiers » exploité dans une entreprise ne touche, une fois l’entreprise à l’arrêt, ni chômage, ni aide sociale. C’était vrai avant, ça l’est d’autant plus aujourd’hui. Privés de revenu, les « sans-papiers » ne peuvent compter que sur les banques alimentaires (aujourd’hui, elles-mêmes en grande difficulté) et les solidarités citoyennes pour subvenir à leurs besoins vitaux.

Du point de vue sanitaire, leur vulnérabilité face à la maladie est d’autant plus importante qu’ils vivent souvent dans une promiscuité forcée. Avec toutes les difficultés d’accès aux soins médicaux de base, beaucoup d’entre elles et eux présentent aujourd’hui des facteurs de risque aggravants en cas de contamination. S’il est vrai que l’aide médicale urgente leur est normalement accessible, seuls 10 à 20% de personnes « sans-papiers » y ont recours par défaut d’informations ou en raison de la crainte d’une arrestation. Cette même crainte qui les empêche également d’alerter la police, par exemple en cas de violences conjugales dont on constate l’augmentation en raison du confinement.

Sortir les sans-papiers de l’anonymat et de la peur pour les / nous sortir de la crise sanitaire

« On ne veut pas être un fardeau pour ce pays, on veut au contraire y participer ! » affirmait Yassine, lors d’un témoignage vidéo quelques jours après le début du confinement. Aujourd’hui, nous pouvons faire de cette crise une opportunité pour rencontrer cette réalité. Depuis trop d’années, nous nous sommes accommodés des inégalités et des injustices que notre modèle a imposées à toute une série de catégories de personnes vulnérables.

Cette crise aura eu le mérite de nous rappeler cette réalité : des dizaines de milliers de personnes que nous ignorons depuis tant d’années ne sont pas logées à la même enseigne face au nécessaire confinement. Précarisées, sans revenus, sans accès aux soins de santé, vivant dans des logements précaires où la promiscuité est inévitable, les mesures sanitaires s’avèrent impossibles à appliquer, rendant la stratégie collective contre la pandémie inefficace.  De la même manière, nous savons qu’une sortie du confinement est conditionnée, notamment, par une campagne de dépistage massif de la population. Or,cette stratégie devient bancale quand des dizaines de milliers de personnes vivant sur le territoire sont ignorées.

Mis à l’écart du tissu économique officiel depuis des années, les “sans-papiers” regardent aujourd’hui la décision d’autoriser les demandeurs d’asile à travailler, que ce soit comme saisonniers dans les champs, comme aide dans les maisons de repos ou dans d’autres secteur de l’économie, avec une certaine interrogation. Comment peuvent-ils eux prétendre à une reconnaissance alors qu’ils participent à l’économie de notre pays depuis des années ? Cette mesure temporaire peut être soutenue, mais à condition qu’elle débouche sur une prise en compte plus globale et pérenne de la présence de ces milliers de personnes sur notre territoire.

 

Il y a quelques mois, à travers un rapport du PNUD, les Nations unies demandaient aux pays européens d’entamer cette régularisation pour sortir de la vulnérabilité les “migrants économiques”. Aujourd’hui, la crise sanitaire que nous vivons l’impose comme une évidence. Ce qui a été possible en 1999 et dans une moindre mesure en 2009, est aujourd’hui à nouveau nécessaire. Certains partis, attentifs à stimuler la peur qu’ils entretiennent dans leur électorat, crieront une nouvelle fois à “l’invasion”, à ce fameux “appel d’airqui ne s’est jamais démontré dans les faits. On leur rappellera que leur rêve de fermetures des frontières est malheureusement une réalité pour quelques mois et que leurs fantasmes d’invasion tombent à l’eau.

Dépassant les postures politiques, les controverses inutiles, le gouvernement fédéral devrait se saisir de l’opportunité d’une régularisation des personnes sans-papiers à travers un mécanisme à définir avec le milieu associatif, les partenaires sociaux et les acteurs économiques. Ce mécanisme devrait prendre en compte des critères clairs et le caractère exceptionnel du contexte dans lequel nous sommes. Leur participation enrichissante à notre société doit être aujourd’hui reconnue, leur régularisation est une mesure digne de leur rendre justice, une nécessité pour sortir de la crise et une opportunité pour reconstruire ce pays.

Le bateau “ Belgique” navigue en pleine tempête.  Avant de réfléchir au cap à prendre une fois cette mer agitée redevenue calme, nous devons oser regarder l’équipage dans son entièreté, assumer que nous sommes, frontières fermées, ensemble pour lutter contre les vagues déchaînées. Dans les cales sombres, occupés de ramer, ou sur le pont, assis confortablement, nos conditions de survie ne sont certes pas les mêmes, mais notre vulnérabilité face à la tempête est bien identique.

Image : https://sanspapiers.be/

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