Observation, réflexions et retour d’une mission en Croatie et Bosnie-Herzégovine
Dans le cadre d’une mission organisée par le groupe des verts du Parlement européen, Saskia Bricmont, députée européenne, Wouter De Vriendt, mon collègue de Groen député fédéral et moi-même nous sommes rendus dans les Balkans pour observer et questionner la situation des personnes migrantes. Depuis quelques mois, de graves suspicions de refoulements violents de migrants et de non-respect de leurs droits font l’objet de rapports d’ONG internationales, du conseil de l’Europe et d’une audition au Parlement européen. Notre visite consistait à récolter des témoignages de personnes migrantes et à confronter ceux-ci avec les observations des acteurs de terrain. En deux jours, nous avons rencontré des associations croates de défense des droits humains, Davor Bozinovic, ministre de l’Intérieur croate, et avons visité un centre pour réfugiés à Zagreb, discuté avec des gardes-frontières croates et bosniens, écouté des personnes migrantes, visité des camps en Bosnie à Bihac et parlé avec des acteurs d’organisations humanitaires telles que l’UNHCR, l’agence onusienne pour les réfugiés et l’organisation internationale de la migration (OIM)
Les témoignages des personnes migrantes que nous avons récoltés et les échanges avec les ONG sont très clairs ; la police croate pratique illégalement une politique de refoulement (« Pushback »), dans de nombreux cas de manière violente et ce, dans le but de dissuader les personnes potentiellement candidates de déposer une demande de protection internationale en Croatie. S’il fallait le préciser, ces refoulements sont bien entendu illégaux en droit international, notamment en raison l’article 33 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés ou encore l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme qui stipule que « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ». Il semble néanmoins important de préciser que le but de notre mission n’était pas tant de questionner la véracité des allégations, mais bien de pouvoir comprendre les raisons du déni de cette politique, les implications des autorités croates et les responsabilités de l’Union européenne. Le caractère systématique, ou non, de ces refoulements n’a pas non plus été mentionné de manière unanime dans les rapports. S’agit-il de consignes données aux gardes-frontières? Les autorités croates gèrent-elles leur police ? Quels liens avec Frontex ?
La case départ : Bosnie, camps et squats
Ces dernières années, trois principales voies de passage étaient empruntées par les personnes migrantes : la route de l’Est via la Hongrie, celle de la Méditerranée centrale (Italie) et la route des Balkans. Avec la fermeture de la frontière hongroise et les accords passés avec le(s) régime(s) libyen(s), la région des Balkans est devenue le chemin privilégié afin d’accéder à l’Union européenne (Croatie), voire à l’espace Schengen (Slovénie), pour bénéficier d’une protection adéquate et d’une mobilité intra-Européenne.
En 2019, plus de 23.000 nouvelles arrivées ont été enregistrées sur le territoire de Bosnie-Herzégovine, un chiffre 20 fois supérieur à l’année précédente et ce, alors que le pays connaît des difficultés économiques et politiques importantes. On peut l’imaginer, une grande partie de ces personnes n’ont pas comme objectif de demander l’asile en Bosnie où les perspectives d’insertion professionnelle sont limitées. Par ailleurs, construit autour d’un système institutionnel très complexe qui n’a rien à envier à celui de la Belgique, le pays d’ex-Yougoslavie ne dispose pas de système de demandes d’asile efficace.
Pour cette raison, des milliers de personnes tentent de traverser la frontière entre la Bosnie et la Croatie car une fois sur le territoire croate, seulement 70 km les séparent de la Slovénie, pays membre de l’espace Schengen. Cette traversée, à pied, de la Croatie à la Slovénie est appelée « the Game » par les personnes mêmes qui la tentent.
Ce « Game » n’a bien sûr rien d’un jeu et les quelques règles et obstacles qui le composent donnent froid dans le dos : tirs à balles réelles, chiens agressifs, coups et blessures, torture, obligation de retirer ses vêtements, personnes jetées dans la rivière, confiscation de biens personnels, de chaussures, de papiers, etc. Chaque personne migrante croisée témoigne de faits aussi honteux qu’invraisemblables : obligation de marcher dans le froid sous les rires de policiers après le retrait forcé de chaussures, déshabillage d’une femme après arrachage de son foulard devant des gardes-frontières ou encore abandon dans le torrent glacé d’une rivière séparant les deux pays d’une personne dont les jambes venaient d’être fracturées. Ces nombreux témoignages corroborent les rapports d’organisations locales et internationales et dénoncent la stratégie claire de ces refoulements qui s’accompagne très souvent d’une volonté de briser les personnes migrantes et/ou d’amoindrir leur chance de passage. 38 % de ces refoulements sont par ailleurs pratiqués sur des mineurs.
Par ailleurs, de très nombreux faits de destructions de biens personnels sont référencés ; (sac de couchage et vêtements brûlés ou endommagés par la police croate). De plus, ; les téléphones portables et/ou papiers d’identité sont régulièrement détruits rendant les chances d’une reconnaissance d’un statut quelconque impossible dans le futur.
En attendant de « gagner » à ce jeu morbide, des milliers de personnes ont comme base les quelques centres pour migrants du canton d’Una-sana situé dans le nord de la Bosnie-Herzégovine dont l’un des plus grands est à quelques kilomètres de Bihac. D’une capacité de 1500 personnes, cet ancien entrepôt industriel accueille en réalité 2000 personnes qui vivent entassés les unes sur les autres dans un froid humide et un espace sombre. Une aile du hangar est réservée aux mineurs-non accompagnés et aux ONG qui s’attellent à rendre ces conditions de vie moins pénibles grâce à des activités variées (ateliers de langue, bricolages et diverses animations). Dans la section MENA, j’ai pu parler avec un jeune afghan de 17 dans le centre depuis 2 ans qui a tenté « the game »… 25 fois ! 38 % de ces refoulements sont pratiqués sur des mineurs…
À quelques kilomètres du hangar géant, une ancienne école accueille quelques dizaines de familles avec enfants et femmes dans un cadre plus correct. Une carte de la région est affichée dans le grand réfectoire, elle indique aux occupants du centre les endroits où se situent les nombreuses mines de la guerre encore actives et susceptibles de mettre définitivement fin à ce « jeu » glaçant auquel familles et enfants sont obligés de jouer.
La règle du jeu: dénis et responsabilités politiques
Lors de notre mission, nous avons rencontré les autorités croates dont le ministre de l’Intérieur Davor Bozinovic et la Secrétaire d’État à la migration Terejiza Grale. Inutile de préciser que la rencontre fut très complexe, voire tendue. Nous les avons questionnés sur les accusations de pushback, sur la nécessité d’enquêtes indépendantes, sur les liens avec Frontex, sur les dispositifs mis en place avec les forces de police, etc. Par la voix de leurs ministres, les autorités croates ont nié ces allégations parlant éventuellement d’un cas isolé, mais surtout de mensonges et même d’un complot slovène contre la Croatie (qui s’opposerait, selon leurs dires, à l’entrée de la Croatie dans l’espace Schengen et qui tenterait de la décrédibiliser). Bien que nous n’ayons aucune illusion sur ces pratiques illégales, nous avons suggéré à la Croatie d’accepter un monitoring (contrôle indépendant) de sa frontière. En effet, seule une enquête indépendante et transparente permettrait de balayer les fausses accusations du gouvernement croate contre les ONG. À défaut d’avoir pu récolter des réponses satisfaisantes à nos questions, la couverture médiatique croate de cette rencontre a été importante et nous a permis d’imposer le sujet à quelques mois des élections législatives en Croatie.
À ce stade, nous pourrions nous arrêter à une condamnation ferme de la Croatie, éventuellement augmentée d’une série de mesures diplomatiques contre ces dirigeants qui nient leurs responsabilités dans cette politique de refoulement. Cependant, c’est malheureusement vers l’Union européenne et plus particulièrement le Conseil européen composé de nos dirigeants qu’il faut se tourner pour trouver la source de cette politique de refoulement. Nous sommes bien aujourd’hui dans une situation hypocrite, voire schizophrénique, au sein de la politique européenne ; alors que les pushbacks violents sont une évidence, corroborés par de nombreux rapports et témoignages, les chancelleries européennes se rendent en Croatie pour féliciter les autorités dans le contrôle des frontières lui promettant ainsi une adhésion future à l’espace Schengen.
Cette attitude européenne illustre une politique migratoire répressive et violente qui caractérise le continent depuis des années. En effêt, l’Union européenne évite coûte que coûte d’assumer ses responsabilités et ses obligations internationales grâce à divers mécanismes dont l’externalisation de ses frontières accompagnée de ces « Pushbacks ». De la sorte, l’UE délègue à d’autres États non membres le traitement des demandes d’asile de personnes réfugiées. Par ailleurs, le manque de mécanismes de solidarité avec les pays du sud de l’Europe rend la situation pour ces États frontaliers impossible et nourrit les populismes qui, à leur tour, durciront les répressions structurelles à l’encontre des migrants.
L’exemple de la Bosnie est éclairant : de nombreuses personnes évitent de demander l’asile en Grèce (pays par lequel elles sont passées avant les Balkans) sachant très bien le peu de chance qu’elles ont d’être régularisées. Plus loin en Croatie, la question migratoire attise la vieille xénophobie et l’islamophobie dormante d’une guerre pas si lointaine et donne au gouvernement croate une souplesse inquiétante dans sa gestion des frontières.
L’Union européenne et ses États membres, devraient rapidement admettre l’échec d’une politique inhumaine, criminogène (développement de réseaux de passeurs), coûteuse (11,6 milliards € seront attribués à Frontex ces 5 prochaines années) et illégale. Des alternatives et des solutions existent, à commencer par le développement de voies sûres et légales de migration, à savoir la possibilité pour des candidats au statut de réfugiés de demander une protection depuis leur pays d’origine voire un État frontalier leur évitant cette route souvent mortelle.
En attendant, les États membres dont la Belgique, devraient urgemment réformer la principale raison de cette pression migratoire dans le sud de l’Europe : le mécanisme de Dublin qui consiste à renvoyer un migrant dans le premier État membre où il a été enregistré. Sans ce mécanisme (décidé par des Etats bien loin des frontières de l’Europe), l’argument principal anti-européen des populistes du Sud n’aurait plus lieu d’être. Enfin, en attendant qu’un gouvernement belge aille courageusement défendre une répartition solidaire des demandeurs d’asile, le développement de voies sûres et légales, la possibilité d’une migration économique basée sur des Visas de travail et d’autres politiques courageuses, la Belgique peut agir et supporter la Bosnie dans une politique de relocalisation de certains migrants chez nous.
L’une des autres réflexions qui m’animent depuis mon retour, et d’ailleurs depuis que je travaille sur la question migratoire au Parlement est cette violence policière structurelle et glaçante qui semble augmenter dans nos sociétés. Bien que non comparable à la dimension incontrôlable qu’elle prend en Croatie, cette violence policière est aussi une des caractéristiques de notre propre politique migratoire, comme l’attestent de nombreux témoignages de migrants répertoriés dans un rapport de Médecins du Monde l’an dernier. Lors d’arrestations, d’interrogatoires ou encore d’expulsions, des nombreux faits de propos racistes, d’humiliations ou encore de coups et blessures m’ont été rapportés par des personnes en centre fermé. Plus de 11 ans après le meurtre, l’assassinat de Sémira Adamu, cette question des violences policières en Europe contre les migrants doit questionner l’état de notre société et la liberté donnée au « maintien de l’ordre ». Comme le résume une avocate croate rencontrée lors de ce voyage, l’impunité totale dont jouit la police (croate) et la déshumanisation du migrant encouragent cette violence policière ».
Finalement, cette impunité des pratiques policières violentes n’est peut-être qu’une conséquence d’une autre impunité bien plus grave, celle de nos États qui se déresponsabilisent de leurs obligations internationales, voire pire, qui encouragent des violations systématiques du droit international.
Quant à la déshumanisation des personnes migrantes, un retour de l’histoire m’a marqué lors de ce voyage ; en Croatie, des groupes paramilitaires patrouillent la frontière pour prêter main-forte à la police croate en arborant des références au Oustachis, groupe fasciste croate des années 40 ayant participé à l’extermination des juifs, tziganes et serbes.
Pendant ce temps-là, en Belgique, des militants, encouragés par les propos du Vlaams Belang, vont brûler un centre pour demandeurs d’asile (vide par chance) après que d’autres aient déroulé des banderoles où l’on pouvait lire « Nos gens d’abord »
Vite, une autre Europe…