Et les autres…
Depuis quelques semaines, l’élan de solidarité envers les réfugiés ukrainiens fait naitre l’espoir des fondements d’une autre politique migratoire en Europe, solidaire et humaine. Les marques de solidarité envers les 2,1 millions d’Ukrainien.n.es installé.e.s dans les pays limitrophes sont inespérées, les propositions d’accueils chez nous, près de 40 000, sont la preuve que nous restons solidaires avec le peuple ukrainien qui vit l’horreur des bombes de Poutine. Enfin, l’activation par la Commission européenne de la directive temporaire, octroyant aux ressortissants ukrainiens un titre de séjour légal d’un an automatique, est une bonne nouvelle.
À côté de cette solidarité incroyable, qui nous donne un espoir réel qu’autre chose est possible, nous sommes nombreux et nombreuses, dans le combat pour une autre politique migratoire, à ressentir un certain malaise face aux traitements médiatiques de ce « flux » de « bons réfugiés », un agacement face aux (nouvelles) positions de certains politiques, mais surtout un désespoir pour… « les autres ». Le paroxysme de ces maux de ventre survient quand Robert Ménard, maire d’extrême droite de la ville de Béziers, soutien de Marine Lepen, nous dit sur un plateau TV, presque larmoyant, qu’il regrette d’avoir dit « des choses méchantes » sur les réfugiés dans le passé, et il qu’il faut accueillir les Ukrainiens aujourd’hui.
Deux poids, deux mesures ? Racisme ? Voici mon modeste avis, l’analyse un peu bancale de cette solidarité qui semble avoir oublié… les autres.
Et les autres… qui sont-ils ?
Des centaines de personnes se pressent devant le Petit Château chaque matin, les hommes et les publics vulnérables sont séparés dans deux files distinctes. Si par chance la file des vulnérables est traitée dans son entièreté sur la journée, quelques dizaines d’hommes pourront être enregistrées et accueillies. Les autres dormiront à la rue ou dans des hébergements de la Plateforme citoyenne pour les réfugiés. Ils sont Irakiens, Afghans, Syriens, Érythréens. La scène se répète depuis des semaines, voire des mois, au Petit Château, le centre d’enregistrement du réseau d’accueil fédéral pour demandeurs d’asile. Le réseau est saturé depuis novembre en raison d’une fermeture prématurée de places décidée par l’ancien gouvernement, d’un nombre d’entrées quotidiennes (110) plus importantes que les sorties (80), mais aussi, disons-le clairement, en raison d’une lenteur du gouvernement actuel à trouver des solutions de nouveaux hébergements rapidement.
Nous le dénonçons depuis des mois et exigeons du Secrétaire d’État Sammy Mahdi qu’il trouve des solutions, car c’est bien sa responsabilité (rappelée par une condamnation du gouvernement au tribunal de première instance de Bruxelles). Pourtant, nos demandes insistantes, nos propositions d’accueils dans les hôtels, ou en famille, sont restées sans réponses de la part de Secrétaire d’État. « Il n’y a pas de places », nous répète-t-on depuis des mois.
Aujourd’hui… Bonne nouvelle ! Face à l’enjeu immense de l’arrivée potentielle de 200 000 réfugiés ukrainiens, des places se trouvent par milliers et les citoyens sont mis à contribution pour héberger ces personnes en détresse. Des solutions se dégagent et c’est, disons-le d’entrée, une bonne nouvelle. Le malaise face à un « deux poids deux mesures » ne devrait pas se transformer en aigreur ou en colère selon moi. Nous ne pouvons pas dire à ces exilées qui fuient la guerre que l’inaction politique du passé doit justifier l’inaction politique aujourd’hui.
Mais reconnaissons-le d’entrée, la crise ukrainienne n’est pas la seule crise migratoire de ces derniers mois ; la chute de Kaboul dans les mains des talibans ou encore les milliers de réfugiés coincés à la frontière biélorusse sous des températures négatives n’ont pas suscité l’émotion d’aujourd’hui. Pire, les premiers discours durant ces crises ont porté sur notre sécurité et non de l’humanité comme cela aurait dû être aussi le cas.
Les autres… venus de loin ?
Alors est-ce, comme le dit le Secrétaire d’État, pour des raisons de proximité géographique que ce traitement est différent ? « Il y a deux pays entre Bruxelles et Kiev, l’Ukraine est plus proche que Rome » répète sur tous les plateaux Sammy Mahdi. L’argument géographique ne tient pourtant pas la route ; il suffit de regarder la carte du continent et celle des horreurs qui l’entoure. Il y a davantage de proximité entre Nice et Tripoli, l’enfer des migrants sur terre, qu’entre Bruxelles et Kiev. 25 km séparent l’Espagne des côtes marocaines, et Alep, ville martyre des bombes de Bachar et de son ami Poutine, sont à la même distance que Marioupol, ville martyr aujourd’hui des bombes de Poutine.
Si l’argument géographique était le seul, on aurait encore compris le désintérêt pour les réfugiés afghans qui fuyaient le régime barbare des talibans il y a quelques mois (j’en parlerai plus tard d’ailleurs de leur traitement en Belgique), mais, comment expliquer dès lors le sort des milliers de réfugiés coincés aux frontières biélorusses cet hiver ? Comment expliquer les pushbacks entre la Grèce et la Turquie pour les 3 millions de Syriens exilés et terrorisés par les bombes ? Comment accepter qu’en Libye, à quelques centaines de kilomètres des côtes italiennes, on laisse des femmes se faire vendre en esclavage après s’être fait violer parfois pendant des mois ? Tous ces migrants n’ont pas activé la « moralité » politique, mais bien la peur, la sécurité, la protection, le repli.
Les autres… dangereux ?
Alors pourquoi ? Sans doute que oui, c’est davantage une proximité culturelle et non pas la proximité géographique qui va susciter une émotion, une solidarité et une mobilisation politique. Depuis des années, les discours de l’extrême droite annonçant « le grand remplacement » se diluent petit à petit dans une droite classique voire dans les discours de certains partis de gauche. La confusion entre migration et islam, entre migration et terrorisme, entre migration et identité et volontairement entretenue pour justifier des politiques migratoires mortelles (et coûteuses) aux portes de l’Europe. Pourtant, aucun de ces arguments ne se vérifie. La plupart des attentats terroristes en Europe n’ont pas été perpétrés par des migrants, mais bien par des citoyens européens, par exemple radicalisés dans nos prisons.
Étrangement, on insiste sur le fait que les migrantes ukrainiennes sont des femmes et des enfants à 80 %, contrairement « aux autres », qui sont des hommes musulmans de la quarantaine potentiellement dangereux. C’est encore une fois faux ; « les autres » sont aussi majoritairement des femmes qui n’apparaissent que très rarement dans nos médias.
La migration, une arme diplomatique.
Par ailleurs, le traitement des exilés est aussi un outil diplomatique depuis des décennies. Il y a bien intérêt à stimuler une solidarité avec l’Ukraine qui regarde vers l’Europe depuis des années, pour faire front commun contre la Russie de Poutine et ses oligarques. La politique d’asile a toujours été une arme diplomatique et le traitement favorable d’un exilé est souvent proportionnel aux mauvaises relations qu’on entretient avec le pays du migrant. L’accueil d’une diaspora est aussi un gage de soutien pour des décennies quand il s’agit d’un conflit ouvert entre deux pays, mais peut aussi être une opportunité diplomatique en cas de renversement d’un régime.
À titre d’exemple, le traitement des demandes d’asile entre la France et l’Espagne est représentatif. L’État français accueillait des exilés espagnols par milliers quand elle était opposée à Franco et fermait ses frontières aux exilés espagnols quand ces relations se normalisaient avec le régime espagnol. « L’asile et l’exil » essai de la Française Karen Akoka l’explique très bien.
« Nous avons été solidaires avec les autres aussi »
Dans le soir de ce week-end, le Secrétaire d’État réfute l’argument du racisme (ce qu’il n’est pas, j’en suis persuadé) et en donne pour preuve l’immense solidarité citoyenne en 2015 lors de l’arrivée d’un million de Syriens en Europe. Je dois avouer qu’à la lecture de ce passage, le malaise que je ressens s’est transformé en éclat de rire. La Belgique aurait été solidaire avec les réfugiés syriens ?
Non, le gouvernement Michel MR NVA (et CD&V) de l’époque n’a pas défendu le mécanisme européen de protection temporaire qui aurait dû être activé, comme aujourd’hui. La Belgique a défendu au contraire le deal avec l’autocrate Erdogan pour garder chez lui des millions de Syriens, le gouvernement a provoqué une crise de l’accueil bien plus importante que celle d’aujourd’hui par manque d’anticipation et fermeture de place. Celles et ceux qui ont été solidaires à l’époque n’étaient pas au gouvernement, ils et elles étaient dans la rue, au parc Maximilien, en train de faire des aller-retour pour héberger, nourrir et soigner ces exilés des bombes.
Aujourd’hui, on encourage l’hébergement citoyen, le Secrétaire d’État fait des #PlaceDispo, des plateformes se mettent en place. Hier, l’hébergement s’est fait parfois dans la quasi-clandestinité par peur de poursuites, par peur du jour et que ses fameuses « visites domiciliaires » si chères au CV&V et au MR, ne se mettent en place, et que la police débarque chez vous en pleine nuit pour arrêter un exilé que vous hébergez. Peut-être que cette crise devrait être l’occasion pour certains politiques de présenter des excuses à ces femmes et ces hommes solidaires qu’on a pointés du doigt pendant des années, mais qui entrainaient la solidarité que beaucoup avaient oubliée. Merci à celle et ceux qui sont cohérents.e.s depuis des années dans leur solidarité.
Les autres… les bons, les brutes et les truands.
Finalement, la proximité culturelle, géographique ou l’utilisation de l’asile comme outil diplomatique sont des facteurs qui vont surtout influencer cette réalité de nos politiques migratoires ; pour la plus grande partie de la classe politique (et/ou des citoyens), le récit migratoire classe depuis des années les exilés en catégories distinctes : le bon migrant est un migrant réfugié, quelqu’un qui fuit des bombes ou celui qui fuit une violence basée sur son appartenance à une ethnie, une religion, un genre ou une orientation sexuelle. Ceux qui ne rentrent pas dans la catégorie acceptable, les mauvais migrants, sont ceux qui fuient des famines (pourtant souvent le résultat de guerre), ceux qui migrent en raison du dérèglement climatique, ceux qui fuient la pauvreté. Ces catégories se nomment souvent « migrants économiques » comme si leur intention était lucrative et non pas vitale. Ces « mauvais » migrants, sont aujourd’hui encore sous catégorisés puisqu’on parle désormais de « transmigrants », de « sans-papiers », etc.
Depuis deux ans au Parlement, je mesure à quel point cette catégorisation morale est présente dans notre pays (et partout ailleurs). Jocelyne Streiff-Fenart, docteur en sociologie, résume parfaitement cette division ; « le réfugié est considéré sous l’angle moral et politique tandis que l’immigré est évalué́ selon des critères qui relèvent de l’utilitarisme ».
Pourquoi… »Et les autres » ?
Donc, est-ce que nos politiques migratoires sont racistes ? Certainement. Les violences de policiers contre les migrants nous le rappellent, le traitement différencié d’un étudiant à l’aéroport le suggère fortement, des rapports de l’ONU l’attestent (la négrophobie est par exemple un sujet que nous devons imposer à la classe politique en Belgique).
Nos politiques migratoires sont certainement à l’image de notre État, le « racisme systémique », qui fait hurler les conservateurs parce qu’il nécessite une remise en question fondamentale de nos sociétés, et bien présente et doit influencer notre traitement « deux poids deux mesures » de la crise des réfugiés ukrainiens avec d’autres réfugiés.
Cependant, on ne peut pas résumer la situation en criant au racisme d’État. Avant l’agression russe contre l’Ukraine, j’ai souvent rencontré des Ukrainiens ou des Biélorusses en centres fermés, à quelques heures de leur expulsion et la réalité est qu’ils n’étaient pas mieux traités que « les autres ». Ils rentraient dans la même catégorie de migrants « économique » utile ou non, et non pas dans cette nécessaire « moralité » que l’on devrait activer pour les réfugiés de guerre.
L’émotion, la diplomatie, la catégorisation de migrants et d’autres facteurs entrainent sans doute aujourd’hui le « deux poids deux mesures » envers « les autres ». Mais que faisons-nous de cela maintenant ?
Comme beaucoup, je suis parfois mal à l’aise. Je vois les stories de Sammy Mahdi qui donne des ballons roses à des enfants et je suis mal à l’aise. J’entends Roberts Ménard et je suis mal à l’aise. Je vois des personnes qui m’insultaient hier et qui partagent mes posts sur les réfugiés ukrainiens aujourd’hui.
Et puis ? En quoi ce malaise va changer la vie des Ukrainiens ?
Et des « autres » ?
Peut-être que pour la première fois, malgré les raisons exprimées ci-dessus, nous pouvons construire les bases d’une autre politique migratoire grâce à la solidarité nouvelle des certains pour les réfugiés ukrainiens. Peut-être que les réfugiés de demain seront mieux accueillis grâce à la solidarité d’aujourd’hui. Peut-être qu’enfin, des voies de migrations sûres et légales vont s’ouvrir, que l’Union européenne va mettre en place un pacte réellement solidaire ? Que les sans-papiers en Belgique seront régularisés ?
Peut-être… Peut-être que c’est utopique. Mais sans cette utopie, celle qui consiste à militer pour une autre politique migratoire, humaine, solidaire, n’aurait pas beaucoup de sens.
Ce week-end j’ai aménagé une chambre dans la maison que je loue pour accueillir prochainement un.e exilé.e. Je ne sais pas d’où cette personne viendra, je ne sais pas où cette personne ira. Je m’en fiche. Tant qu’elle aura un toit, une douche, un repas. Le reste ne compte pas pour moi ni pour nous. Faisons en sorte qu’il ne compte plus pour personne.