La citation « le bruit des bottes et le silence des pantoufles » est celle de Max Frisch, célèbre écrivain suisse qui par cette phrase dénonçait le conformisme de certains citoyens face à la montée des ennemis de la démocratie. Aujourd’hui, si l’extrême droite fait une percée électorale et rejoint des majorités gouvernementales, c’est plutôt grâce à la collaboration qu’au silence de ces pantoufles. Retour sur la prise de pouvoir de l’extrême droite et les mesures à prendre pour l’en écarter.
1) Introduction
Nous sommes quelques heures après les premiers résultats électoraux en Italie. Alors qu’il nous faut digérer la victoire de l’extrême droite suédoise, nous nous effrayons de la victoire de Giorgia Meloni et de son mouvement d’inspiration néo-fasciste aux élections italiennes. « Aucun bateau de migrants ne pourra accoster sur les côtes italiennes », a promis la possible Première ministre italienne. « Une famille c’est une femme, un homme et des enfants, rien d’autre ». Ou encore « Je veux mettre fin au lobby LGBT ». Ambiance, ambiance… Les mots sont assumés. Le ton est donné. Cela fait des années qu’on l’entend au loin et elle s’est aujourd’hui bien rapprochée : l’extrême droite marche de plus en plus vite vers son rêve d’une société clamant le mérite et l’autorité, assumant l’inégalité et revêtant une certaine vision de la pureté. Pas à pas, elle avance ses idées dans tous les champs politiques, distille ses fake news à travers les réseaux sociaux ou ses propres médias, elle se rapproche du pouvoir quand elle ne s’y est déjà pas frottée. Elle met un pied devant, puis recule soudainement. Elle change d’habits, met un costard sans pour autant ôter ses bottes, prend des selfies avec des chats, et soudain, elle revient en force, vers des sommets jamais atteints.
J’ai choisi de me lancer en politique par inquiétude de la porosité entre les idées d’extrême droite et celles parfois défendues par le gouvernement Michel et son alliance avec la N-VA. Le soir de mon élection en juin 2019, la victoire des écologistes n’avait pas grand-chose de réjouissant face à la marée noire qui déferlait sur la Flandre. Deux ans plus tard, deux ans après avoir prêté serment, le tableau politique n’est pas plus joyeux. À chaque élection européenne qui voit se renforcer les partis populistes, racistes et suprémacistes, je me questionne sur la trajectoire que nous allons suivre chez nous, alors même que la Vivaldi a comme mission de réparer notre capacité au « vivre ensemble », de gérer une pandémie, de redonner un sens à ce pays et de reconnecter les citoyens du processus de décisions politiques.
Aujourd’hui, les sondages nous le rappellent : nous ne sommes pas parvenus à cet apaisement de la société et tout reste à faire pour rendre le choix du vote pour l’extrême droite inutile. Bien entendu, en temps de crise, les responsables populistes jubilent : leurs solutions faciles trouvent écho dans les peurs et les colères des citoyens. La pandémie de la covid-19, l’agression russe contre l’Ukraine, mais surtout la crise de l’énergie et ses conséquences catastrophiques pour des milliers de citoyens sont les moteurs de victoires brunes d’aujourd’hui, et, malheureusement, de demain. Dans tous les combats que je mène au Parlement, ces idées sont déjà distillées dans un large spectre politique. Discours racistes, transphobes, misogynes, homophobes et autres « phobes » sont devenus audibles au Parlement. Sur la migration, l’extrême droite dicte depuis trop longtemps l’agenda, profitant d’un long silence de « la gauche » qui doit dès maintenant regagner du terrain et imposer une autre vision sur la migration ainsi que des solutions humaines pour les exilés. À cet égard, j’avoue ma plus grande inquiétude quand j’observe les allers/retours du président de Vooruit Conner Rousseau, superstar des selfies en Flandre, qui assume s’inspirer du modèle danois dans la gestion de la migration (modèle condamné de nombreuses fois par des acteurs internationaux).
Alors dans ce contexte, parfois je cogite et j’essaie de trouver les causes du succès de l’extrême droite ou de ses idées, et surtout un remède efficace. Je me rappelle cet attrait des jeunes Flamands qui pour près de 50 % « pourraient un jour voter conservateur (N-VA) ou extrême droite (Vlaams Belang) [1] ». Sans comprendre les raisons de cette adhésion et ce qu’elle signifie, nous n’arriverons pas à engranger des changements significatifs pour une société plus accueillante, plus démocratique, plus juste et plus verte. Du coup, je vous partage ici l’avancée de mes réflexions permises grâce (ou à cause) de quelques insomnies. Qu’est-ce qui motive le vote pour l’extrême droite ? Quelle est son évolution ? Illusion ou réelle ascension ?
2) Mais l’extrême droite, c’est quoi ?
Selon l’historien Nicolas Lebourg [2], les origines de l’extrême droite remontent au début du 19e siècle lorsque des groupes conservateurs veulent empêcher une nouvelle révolution en France avec un goût prononcé pour l’action et la force. Un siècle plus tard, le terme naît officiellement par opposition à l’extrême gauche chez ceux qui s’opposent le plus durement au bolchévisme et rêvent d’un retour des Tsars en Russie. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le terme s’est généralisé et s’est décliné en plusieurs sous-catégories en fonction des inspirations et des radicalités : droite dure, droite radicale, ultradroite, néonazie, etc. Les nouveaux termes qui naissent montrent en réalité les évolutions idéologiques qui traversent le mouvement et qui sont mises en avant pour des raisons stratégiques : Marine Le Pen (extrême droite qui se qualifie elle-même de « droite dure ») n’est-elle pas devenue plus acceptable depuis l’arrivée, manquée, de Zemmour (qualifié par certains d’ultra droite) ?
Le courant qui émerge le plus ces dernières années est qualifié de « national-populisme », une sous-catégorie de l’extrême droite qui a comme particularité de concevoir l’évolution politique comme une décadence que seul le peuple pourra faire tomber. Les institutions et leurs cadres sont vus comme des « parasites » et leur discours mélange des références idéologiques de gauche sur les valeurs sociales et de droite autour de la sécurité et de l’ordre. Le Vlaams Belang chez nous est l’archétype de ce courant, de même que le Rassemblement National en France, le Fidesz de Viktor Orban, le trumpisme, etc. À noter qu’il y a de quoi se questionner sur le rapprochement entre une extrême droite qui emprunte des solutions sociales de la gauche dans ses discours, et une gauche (Vooruit, le parti socialiste belge flamand) qui emprunte des idées d’extrême droite dans son programme (notamment sur la migration) ou dans ses discours (Molenbeek jugée « non belge »)
Finalement, comment définir l’extrême droite aujourd’hui ? En réalité, c’est assez complexe de donner une seule définition à une idéologie. Si vous interrogez des sympathisants de l’extrême droite, la définition qu’ils en donnent et les raisons de leur vote, on y reviendra plus bas, seront très variées. Nicolas Lebourg reconnaît comme point commun « une même vision du monde qui repose sur un retour d’un ordre passé dans le cadre d’une communauté unitaire qui repose sur l’ethnie, la nationalité ou la race ». D’autres définitions posent comme points communs une volonté de « contre-réformer » la société, une hostilité à la démocratie parlementaire, une nostalgie du passé, etc.
3) Qu’est-ce qui motive le vote d’extrême droite ?
« C’est la migration qui entraîne le vote sur l’extrême droite » ; « On vote extrême droite quand on est peu éduqué » ; « Le problème c’est le nationalisme ». Voilà quelques adages qui guident peut-être trop souvent les analyses de fin de soirée où l’on refait le monde. Ils sont pourtant très souvent faux, à compléter ou à nuancer. Lors d’une rencontre avec Benjamin Biard [3], chercheur au CRISP (Centre de recherche et d’information socio-politiques), on a discuté des heures sur les raisons qui pousseraient à voter pour l’extrême droite. Je vous livre ici nos principales conclusions, avec un peu de recherche à côté évidemment.
a) La migration
Existe-t-il un lien entre présence de population étrangère et vote pour l’extrême droite chez les populations dites « locales » ?
En France, le soutien de vote pour le Rassemblement national (RN) est majoritairement inversement proportionnel à la présence de population étrangère sur le territoire. Des régions avec une très faible présence de population étrangère voient parfois les scores électoraux de l’extrême droite atteindre des sommets. Au lendemain des dernières élections, le journal Le Monde le rappelait ; « Dans la Haute-Marne, où l’on vote dans certains villages à plus de 90 % pour le Front national, notamment par crainte de l’immigration, le taux d’immigrés est de 3,8 %, deux fois moins que la moyenne nationale (8,7 %) ». À l’inverse, de grandes villes à très forte densité de populations issues de l’immigration votent très peu pour le RN. À l’échelle nationale, l’Autriche, la Suisse et d’autres pays avec un très faible taux de population migrante ont des partis d’extrême droite structurellement présents dans leur spectre politique alors qu’à l’inverse, le Portugal, pays d’accueil très important, ne voit pas l’extrême droite s’imposer chez lui. Chez nous aussi, on observe peu de liens entre la part de population étrangère et le vote pour Vlaams Belang. Il y aurait même plutôt une tendance inverse. Par contre, on peut reconnaître que dans certaines régions, le vote est orienté en fonction de la peur des populations migrantes. C’est le cas en Andalousie, où le parti « Vox » a gagné les dernières élections régionales sur cette question, ou encore en Grande-Bretagne où le succès de Nigel Farage — initiateur du Brexit — repose sur une série de mensonges liés à la migration. Pour finir, il faut également préciser que même dans les pays à forte immigration où l’extrême droite engendre des succès (comme récemment la Suède ou l’Italie), ce sont plutôt les régions les moins concernées par cette migration qui soutiennent l’extrême droite.
Toutes les études le montrent donc, il n’y pas de corrélation générale entre taux de populations immigrées et vote d’extrême droite des populations non immigrées. Il y a bien cependant un lien entre le discours national anti-migrant et le vote populiste de droite, d’autant plus quand des partis « classiques » reprennent ou acceptent certains discours anti-migration. À l’inverse, certains chercheurs en sociologie ont démontré que le contact avec une population immigrée faisait baisser le vote nationaliste chez les populations non étrangères.
b) Le revenu
Le même raisonnement peut s’appliquer au revenu moyen des habitants. S’il est vrai que le vote RN par exemple est important dans des régions désindustrialisées du nord de la France (où le Parti socialiste a perdu son lien avec les travailleurs et travailleuses), il explose également près des plages de la Côte d’Azur dans un électorat très fortuné. Le vote du Vlaams Belang dans certaines communes riches de Flandre amène le même constat, de même que celui de l’Union démocratique du centre (UDC) en Suisse, de l’extrême droite en Suède ou de celle du nord de l’Italie, bien que ces pays et régions soient prospères. Aussi, un PIB plus faible ne signifie pas un rejet du système qui se traduit par l’extrême droite. En Espagne, au Portugal ou en Wallonie, on observe une résistance à une vague brune, même si toutes les études montrent qu’une part importante de la population (30 %) pourrait voter un jour pour l’extrême droite. L’adage qui veut donc que « les pauvres votent pour l’extrême droite » est non seulement incorrect, mais représente une vision détestable de la précarité qui consiste à croire qu’être moins fortuné signifie obligatoirement de protester avec un vote d’extrême droite [5]…
Cependant, le sentiment d’éloignement géographique, voire culturel, du pouvoir et des villes (là où sont censées vivre « les élites ») entraîne bien un vote populiste de droite, tout comme l’isolement, la désindustrialisation et le manque de mobilité et d’accès aux services publics (souvent dû à leur libéralisation…). Comme dit plus haut, c’est vrai pour le vote RN dans le nord de la France, pour la géographie électorale de Trump aux États-Unis ou encore pour celle de l’AFD (Alternative pour l’Allemagne) dans l’est du pays. Un autre exemple est la montée d’Aube dorée en Grèce, parti d’inspiration néonazie. L’avènement de ce mouvement est le résultat des mesures d’austérités imposées par les créanciers — notamment européens — dès 2008 et une volonté de renouer avec la Grèce puissante de l’Antiquité (voir la partie sur identité forte ci-dessous). L’auteur Herbert Kitschelt [6], dans une analyse comparative de l’extrême droite européenne, avance ainsi que le vote pour des partis d’extrême droite serait celui des « perdants de la mondialisation » et d’une certaine homogénéité culturelle. Il voit une corrélation non pas entre le revenu, mais bien « le sentiment de sa situation économique » qui peut traverser toutes les couches de la population. Une personne pauvre peut se sentir à juste titre abandonnée des aides sociales, alors qu’une personne fortunée peut se croire volée par les taxes sur son pactole.
c) L’identité forte
Davantage que les deux facteurs décrits ci-dessus, le nationalisme, qui se superpose à l’identité, l’islamophobie, l’anti-européanisme ou simplement le racisme, semble être un composant déterminant du vote pour l’extrême droite. En effet, l’identité historique ou imaginée d’une population est bien l’un des principaux catalyseurs de l’extrême droite, le « nous » exclusif qui s’oppose au « nous » inclusif que nous défendons comme écologistes. Les populistes de droite en Flandre, en Andalousie (VOX), en Suisse (UCD), en Hongrie (Fidesz) ou depuis peu en Italie l’ont bien compris, et transforment, glorifient, manipulent des faits historiques pour donner un récit à leur idéologie. Les « barbares » qui nous envahissent, le mythe du « grand remplacement », les « autochtones contre les allochtones » sont autant de thématiques portées par ce champ politique. Aux États-Unis, des mouvements suprémacistes blancs détournent l’histoire des migrations et s’affirment descendants des Vikings (ce qui est totalement faux) et non pas de l’immigration coloniale espagnole ou britannique. En Europe, l’origine de nos populations, qui sont le fruit de la dispersion géographique d’éleveurs et agriculteurs du Moyen-Orient, est remise en question par l’extrême droite qui fantasme une population originaire du nord de l’Europe. Dans l’histoire plus récente, rappelons également cette image hallucinante, et un peu comique, disons-le, de militants nationalistes flamands qui se rendent devant le bureau de la mairie de Lille afin de réclamer un rattachement des Flandres françaises à la « la Flandre » de chez nous. Toutes ces manipulations historiques reprises par l’extrême droite sont très bien expliquées dans le livre « Homo migrans, de la sortie de l’Afrique au grand confinement » [7] de Jean-Paul Demoule.
L’identité affirmée n’est pas uniquement celle de l’ethnie. L’extrême droite défend aussi l’ordre familial, les genres séparés ou encore une sexualité confinée, autant de concepts hérités du conservatisme des Églises. La victoire de Bolsonaro et de son Parti de la liberté (PL) soutenu par l’Église brésilienne et des joueurs de foot, celle de l’extrême droite en Israël (Parti Kash entre autres) ou encore la plus récente de la formation de Giorgia Meloni en Italie (Fratelli d’Italia) ne sont que des exemples de ces interactions entre extrême droite et LGBT-phobie. J’y reviendrai ci-dessous, mais ces mouvements sont légitimés aujourd’hui par une droite dite « classique » qui reprend les discours « anti-wokiste » ou « anti-islamogauchistes ». Discours qui, soit dit en passant, constituent 99 % de commentaires haineux sur les réseaux sociaux d’un député écologiste.
Cette affirmation de l’identité et d’une certaine vision de la « normalité » passe aussi par l’affirmation de la masculinité et par une vision de « la femme » ouvertement misogyne. Boostés aux hormones et à la musculation, certains leaders s’affichent, arme en main, sur les réseaux sociaux (Dries Van Langenhove du Vlaams Belang). D’autres sont gominés et rappellent la vision idéale de l’homme, notamment véhiculée par les représentations fascistes de Mussolini en Italie. En tant que personne gay, j’observe cette tentative de respectabilité de beaucoup de partis d’extrême droite qui affirment mettre de côté des discours homophobes (et mettent parfois en avant un candidat homosexuel) tout en revendiquant leur transphobie. Ce rapport entre l’extrême droite et la sexualité devrait à lui seul faire l’objet d’une longue analyse.
Mais ici aussi, des nuances s’imposent pour que l’analyse soit complète. Des régions du monde et des pays ont parfois une identité forte qui se transmet dans des revendications nationalistes, sans pour autant donner leur soutien à une formation d’extrême droite. C’est notamment le cas de l’Écosse, de régions autonomes espagnoles ou de certains pays nordiques.
d) Le rejet du « système »
Contrairement aux deux premiers exemples, il y a ici une corrélation beaucoup plus importante entre le rapport à la démocratie parlementaire et le vote pour un parti d’extrême droite. On l’observe dans les sondages ou les analyses postélectorales, le vote populiste de droite est directement lié à la déconnexion d’une population avec le processus décisionnel jugé élitiste, corrompu, menteur, magouilleur, etc. Dans son essai « Contre les élections », David Van Reybrouck rappelle et s’inquiète de l’amplification de ce fossé entre citoyens et politiques, notamment dû au peu de légitimité démocratique de ces représentants : en France, le président Macron est finalement un hyperprésident qui concentre beaucoup de pouvoir, mais qui a été élu avec 11 % des suffrages de Français au premier tour. Le taux d’abstention s’intensifie dans les scrutins d’année en année, abaissant de facto la légitimité des élus, et augmentant la critique à leur encontre.
e) L’offre électorale
Enfin, selon certains auteurs, Kitschelt en tête, le vote vers l’extrême droite est surtout la conséquence du comportement des autres partis. Le vote vers les extrêmes est favorisé lorsque des partis modérés de gauche, comme de droite, convergent vers un électeur médian, ce qui de facto ouvre un espace électoral à la droite radicale, autoritaire et parfois charismatique, pour une alternative politique. La France et l’effondrement idéologique du Parti socialiste pourraient être un exemple de ce phénomène.
4) Réelle ascension ou illusion ?
Alors après ces quelques éléments d’analyse sur les raisons du vote pour l’extrême droite, regardons un peu son état de santé en Europe. En réalité, il semblerait que si l’on regarde son soutien absolu, son nombre d’adhérents donc, l’extrême droite ne s’impose pas réellement davantage qu’il y a 20 ans. Sa représentation parlementaire est surtout due à l’augmentation de l’abstention dans les pays occidentaux (Trump a été élu lors de son seul mandat en raison du rejet de la candidate démocrate chez beaucoup d’Américains). En Suisse, l’UDC, pourtant spécialiste des campagnes largement financées lors de référendums, stagne depuis des années ; le parti des libertés aux Pays-Bas fait des scores variables d’une élection à l’autre ; l’AFD en Allemagne ne perce pas d’élection en élection (malgré un affaiblissement de la droite classique). Au Danemark, en Autriche et ailleurs, l’extrême droite s’est véritablement écrasée ces dernières années (bien qu’elle ait dilué ses idées dans d’autres formations, y compris celles situées à la gauche du spectre politique).
Par contre, on observe bien une augmentation des participations de l’extrême droite au pouvoir. Ce phénomène résulte d’un processus, d’une stratégie, reconnue dans plusieurs pays européens ces dix dernières années. La première étape de cette stratégie est celle de la complaisance de la droite classique envers les discours d’extrême droite. Effrayés par le soutien d’une partie de leur électorat à des thèses radicales, nombreux sont les partis conservateurs ayant repris les attitudes, les discours ou les points programmatiques d’extrême droite. La droitisation des discours en France depuis l’ancien président français Sarkozy est l’un de meilleur exemple de cette complaisance. Pire, chez nous, alors que l’extrême droite n’a jamais réussi à percer en Wallonie et à Bruxelles, le nouveau président du MR Georges-Louis Bouchez impose une ligne et des discours qui empruntent les aspirations antisystèmes propres à l’extrême droite. Dans cet exemple l’objectif n’est pas tant de récupérer un électorat, qui n’existe de toute façon pas, mais plutôt de droitiser des citoyens jugés trop « à gauche » (PS, Ecolo et PTB représentent près de 70 % des électeurs francophones). Et ce, au risque de faire émerger une véritable force d’extrême droite. Le quotidien Le Soir a analysé le rapport du président du Mouvement Réformateur aux journalistes et a comptabilisé 78 attaques contre des journalistes en seulement 6 mois [8]. Quelques mois plus tard, le jeune président débattait sur un plateau avec le leader du Vlaams Belang, rompant ainsi des années de cordon sanitaire politique. Nous sommes loin, très loin du PRL de Louis Michel qui défendait bec et ongle l’isolement de l’extrême droite et de ses représentants.
L’étape suivante est celle du rapprochement politique, voire du mariage, entre la droite classique, certes radicalisée dans une première étape, et celle de l’extrême droite. De plus en plus d’élus en France envisagent des alliances avec le RN de Marine Le Pen, de même qu’en Flandre des élus de la N-VA (Francken en premier) se réjouissent d’une possible majorité entre nationalistes et Vlaams Belang. Mais aujourd’hui, il ne s’agit plus d’alliances rêvées, mais bien de réalité dans des majorités en Europe. En Autriche, la droite classique a fait monter dans son gouvernement le parti FPÖ ; en Suède, une coalition entre les conservateurs et l’extrême droite est en construction ; et en Italie, le pouvoir sera sûrement exercé par le parti de Meloni aux inspirations fascistes, allié de la Ligue de Salvini et de Forza Italia, formation de Silvio Berlusconi dont l’idéologie semble se résumer au « pouvoir à tout prix ».
La troisième et dernière phase est celle de la disparition des partis de droite traditionnels aux profits de leur remplacement de ceux autrefois marginalisés, puis emmenés dans un attelage et finalement plus puissants. Les coalitions en Israël rassemblent depuis longtemps des formations d’extrême droite, rendant la droite historique obsolète et créant par la même occasion des mouvements encore plus radicaux. On pourrait se questionner sur l’avenir des « Républicains » en France dont le discours de certains dirigeants n’a rien à envier à celui du RN, mais également sur l’évolution de la N-VA en Flandre qui est aujourd’hui dépassée par un parti qu’elle a renforcé dans ses discours.
5) Un vote complexe
Finalement, le vote pour un parti d’extrême droite est complexe. Il résulte d’un sentiment de colère, de rejet du « système » ou encore d’abandon sur lesquels viennent se greffer parfois, mais pas toujours, des considérations d’appartenance nationale, identitaire, religieuse. Il est aussi le résultat de l’offre politique lors du vote parfois réduite à deux blocs semblables et du comportement des autres partis, notamment de la radicalisation des partis conservateurs classiques. Il démontre une véritable peur du futur, une fatigue de sa condition, ou une peur de perdre un certain confort. Ces peurs s’associent à une nostalgie du passé, passé souvent fantasmé autour de distorsions historiques.
Par contre, il ne faut pas oublier que la prise de pouvoir des partis d’extrême droite dans certains États européens est bien la responsabilité d’une droite classique qui rompt pays après pays un cordon idéologique puis politique pourtant efficace, comme la Belgique francophone le démontre.
Les partis de droite portent une lourde responsabilité directe ou indirecte dans la diffusion, la radicalisation et la mise à l’agenda des idées nauséabondes qui caractérisent les programmes de l’extrême droite. Observer le débat politique se dégrader autour des milliers de tweets d’un président de parti est une première étape qui devrait toutes et tous nous alerter, y compris les membres des formations politiques concernés. Le silence des pantoufles, et leur collaboration d’aujourd’hui ravivent et raviront le bruit des bottes… et leur arrivée au pouvoir.
Mais la responsabilité des progressistes dans cette dilution des idées d’extrême droite est aussi importante. Outre l’abandon de certains combats et la centralisation des discours politiques (Blair, Schroeder, Hollande, etc.), la gauche n’a pas pu répondre ces dernières années aux nombreuses peurs légitimes ou du moins ressenties dans une large part de la population. Même si le « système » souvent pointé du doigt, sans être défini, est une notion populiste et abstraite, il n’empêche que le fonctionnement de notre démocratie semble complètement hors sol et déconnecté des réalités d’aujourd’hui.
Notre responsabilité en tant qu’écologistes, ou celle de ceux qui veulent rompre avec le néo-libéralisme agressif qui oppresse les citoyens et détruit la viabilité des êtres sur terre, ce n’est pas uniquement celle qui consiste à combattre l’extrême droite en pointant ces électeurs du doigt. C’est avant tout proposer une alternative, un « nous » inclusif plutôt qu’un « nous » qui exclut. Nous sommes dans une période de trouble, de crise, voire de basculement qui impactera durablement nos sociétés. Si les révolutions n’ont, semble-t-il, jamais permis de mettre fin aux inégalités, mais plutôt de les conforter, l’enjeu du dérèglement climatique et ses conséquences vont, qu’on le veuille ou non, opérer des changements radicaux dans nos fonctionnements. Aujourd’hui, la crise de la covid, le dérèglement climatique qui s’accélère et l’agression russe contre l’Ukraine suivie des conséquences socio-économiques que nous connaissons nous le montre : nous n’avons pas convaincu à temps, laissant parfois la peur facile gagner contre nos espoirs jugés naïfs.
Aujourd’hui, à l’heure des crises et des doutes, plus que jamais, les citoyens vont être tentés de rejeter des systèmes démocratiques jugés obsolètes, d’affirmer leur identité ou de se barricader. Dès lors, nous devons convaincre, non pas parce que nous savions ce qui allait se passer aujourd’hui, mais parce que nous vivons les mêmes angoisses.
6) Solutions
a) Repenser la démocratie
Comme je l’explique ci-dessus, la déconnexion démocratique et le rejet du « système » font partie des raisons principales d’un vote populiste. Il convient de s’arrêter un instant et d’accepter la critique. Deux années au Parlement me confortent dans l’idée que nous ne pouvons plus continuer de nous satisfaire d’une démocratie parlementaire représentative. À l’heure des réseaux sociaux, d’un accès continu à l’information, de la mise en place de fonctionnements collaboratifs dans la société, le politique ne peut pas se contenter de se légitimer tous les 4 ans à travers des élections de moins en moins suivies, y compris chez nous où le vote est obligatoire. Par ailleurs, le mode de scrutin lui-même est problématique et permet en réalité des contorsions de la représentativité des citoyens, notamment grâce au découpage des circonscriptions (qui amène aussi un sous-régionalisme néfaste à l’intérêt commun). Le vote obligatoire pourrait être accompagné d’une case « rejet » dont le score final définirait le nombre de citoyens tirés au sort pour compléter un parlement d’élus ; le Sénat pourrait être transformé en une Chambre de citoyens tirés au sort ; on pourrait imaginer la mise en place d’une démocratie liquide, à savoir un système de consultation permanente où, sur base de documents explicatifs, les citoyens pourraient se prononcer quotidiennement sur des propositions de loi.
Dans certains pays, de nouveaux systèmes de vote ont été imaginés. Plutôt que de donner une voix à un parti, certains imaginent attribuer une note à chaque parti qui se présente et pondérer en siège la moyenne obtenue pour chacun. Au niveau local, des budgets participatifs, des agoras de réflexion citoyenne et une véritable démocratie de quartier doivent émerger.
Par ailleurs, l’une des raisons aussi évoquées par les spécialistes concernant l’absence d’extrême droite en Wallonie est la présence d’un tissu associatif et d’une société civile très importante. Syndicats, ASBL, mutualités, mouvements de jeunesse, centres culturels, associations de quartier, éducateurs, animateurs de rue, etc. sont certainement les vrais remparts à un effondrement de notre vivre-ensemble. Ils doivent être remerciés, mais surtout renforcés lors de ces prochaines années de bouleversement.
b) Rejeter l’extrême droite, mais écouter les peurs
Le rejet de l’extrême droite passe aussi par la mise en place, quand il n’existe pas, d’un cordon sanitaire, politique et médiatique des représentants politiques et des partis d’extrême droite. Il ne s’agit pas de censure politique : notre société est faite de droits et de devoirs qui organisent le « vivre-ensemble » et le déferlement de propos haineux ne rentre pas dans ce cadre. Le cordon sanitaire qui est mis en place en Belgique est un exemple pour beaucoup de chercheurs et il permet de maintenir une certaine bonne santé dans la démocratie.
Par ailleurs, énormément de partis populistes de droite gagnent du terrain politique grâce à l’argent investi dans la mise en place de médias autonomes et de sponsoring sur les réseaux sociaux. La Belgique bat tous les records dans l’argent donné à Facebook ou Twitter par des personnalités politiques. Le Vlaams Belang a entre autres pu percer dans le public jeune grâce à des millions injectés sur YouTube pour atteindre, de manière ciblée, des publics jeunes. Les dépenses politiques sur les réseaux sociaux doivent être drastiquement plafonnées, et au minimum, faire l’objet d’un message d’avertissement stipulant la nature prosélyte d’un contenu média.
c) Renouer avec nos campagnes
En raison du système politique actuel, les partis en quête d’électeurs vont naturellement se diriger vers les zones urbaines densément peuplées, laissant à l’abandon l’écoute et les propositions que les citoyens en périphérie attendent. On l’a vu, c’est une des raisons principales de l’ancrage de l’extrême droite dans le nord de la France ou en Allemagne. Il est insupportable de voir comme les propositions des écologistes ne touchent pas nos agriculteurs pourtant exposés quotidiennement et en grande quantité à des produits chimiques ou encore au dérèglement climatique qui les frappent en premier. Cela renvoie bien entendu aux investissements publics nécessaires dans les milieux les moins peuplés (ou du moins à éviter de fermer les bureaux de poste, les guichets de banque, les gares, etc.) ou encore à la nécessaire lutte contre la fracture numérique. Je suis par ailleurs d’avis que l’attachement à la terre, au folklore, au patrimoine, à l’histoire, au paysage et à la biodiversité doit être beaucoup plus pris en compte et mis en avant par des partis qui ont délaissé ces thématiques au profit de l’extrême droite. L’homogénéité étatique écrase ces réalités identitaires qu’il faut célébrer plutôt qu’oublier. Dit plus franchement, je pense que la gauche s’est trompée depuis trop d’années sur son rapport à l’identité des individus. Amin Maalouf a raison de dire qu’une identité est un diamant à multiple facette, mais chaque citoyen doit pouvoir exposer l’un ou l’autre côté du diamant sans avoir besoin de rejeter les autres.
d) Enseigner l’histoire, mais surtout des histoires.
L’histoire qu’on enseigne est une arme de propagande massive. Elle façonne les mentalités et bétonne parfois nos identités. Des mensonges se glissent dans nos cours pour servir une histoire commune. L’Histoire, des histoires servent à justifier notre passé et à dessiner notre futur commun, parfois à l’imposer. En Belgique, on raconte l’histoire de Godefroid de Bouillon, grand héros parti à la conquête de Jérusalem. Sa statue trône place Royale alors que sa réalité historique est tout autre : au mieux un personne que nous confondons avec Godefroy de Boulogne, au pire, un ivrogne criminel qui s’est arrêté dans sa croisade vers Jérusalem en Autriche [9], trop amochée par sa consommation excessive d’alcool. En France, le Président Sarkozy, hostile à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, avait demandé à ce que les manuels d’histoire insistent sur la culture celte, fondatrice de l’Europe, plutôt que sur les origines gréco-romaines (et donc du bassin méditerranée) de la pensée européenne. Une histoire critique, nuancée devrait être proposée, une histoire qui part des élèves, de leur famille, de leur village ou leur quartier, et non plus cette histoire qui glorifie des héros (souvent hommes) inventés et qui accentue les différences entre les peuples au lieu de montrer les similitudes. L’extrême droite, et ses effets, les totalitarismes devraient également selon moi occuper une plus grande place dans nos manuels scolaires et nos heures de cours.
[1] https://www.rtbf.be/article/le-belang-seduit-la-jeunesse-flamande-et-plus-particulierement-les-garcons-10227032
[3] https://www.crisp.be/nous-contacter/benjamin-biard/
[4] Qui n’est en réalité pas centriste.
[5] https://www.cairn.info/revue-vacarme-2002-3-page-23.htm
[6] KITSCHELT H., The radical right in western Europe.
[7] DEMOULE J-P, Homo Migrans, de la sortie de l’Afrique au grand confinement, ed. histoire payot, 2022.
[8] lesoir.be/433823/article/2022-04-01/georges-louis-bouchez-lattaque-sur-twitter