[Journal de bord en Turquie #1, Ankara] – Rencontres et constats douloureux

C’était le 6 février à 4h du matin. Les millions de familles de la province d’Hatay dans le sud de la Turquie et des provinces Nord de la Syrie dormaient toujours paisiblement. C’est la pire heure pour une catastrophe d’une telle ampleur, pour un séisme inédit dans la région, l’heure où tout le monde dort dans son foyer en attendant l’aurore.

Près de deux mois après le tremblement de terre, je suis actuellement dans la région touchée en tant que rapporteur du Conseil de l’Europe sur les catastrophes naturelles. L’idée de ce rapport est de préparer, protéger et accompagner les victimes de catastrophes en garantissant le respect des droits humains.

Cette visite est surtout nécessaire pour marquer la solidarité du Conseil de l’Europe avec les populations touchées et continuer de visibiliser, une fois les caméras parties, la détresse des millions de personnes qui ont tout perdu. Vous le découvrirez dans cette publication et les suivantes, la situation est terrible, apocalyptique, et mérite une solidarité qui dépasse l’émotion des premières semaines. Les conséquences de ce tremblement de terre se feront sentir durant des années.

J’ai passé une première journée à Ankara pour rencontrer une série d’acteur.trices de la société civile : la Banque de développement du Conseil de l’Europe, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), des représentants de l’Union européenne, l’Union des avocats turcs, des ONG turques, l’ambassadeur belge en Turquie, le Croissant-Rouge, des parlementaires turcs, Médecins sans frontières Syrie, une archéologue, une géologue et un historien. Une journée pour collecter un maximum d’informations avant de me rendre dans le sud de la Turquie, la région la plus touchée.

Quelques grandes lignes qui ressortent de ces échanges :

Pour commencer, la voix tremblante et les yeux des personnes rencontrées parlent plus que les exposés, l’émotion est totale, une peine mélangée à de la colère, une résilience et la souffrance d’avoir perdu des proches, des histoires, des vies.

Quelques chiffres :

— Le séisme, en raison de son épicentre proche de la surface de la Terre, a été d’une violence inouïe : une région équivalente à la surface de la Bulgarie a été touchée, et une surface équivalente à l’Autriche a été… détruite. Plus de 13 millions de personnes ont été impactées. Des milliers de répliques ont eu lieu depuis le 6 février, dépassant 5 sur l’échelle de Richter.

— Combien de personnes sont mortes ? Le décompte macabre est rendu compliqué par l’ampleur des dégâts. Les chiffres officiels parlent de 55 000 personnes tuées, mais les experts rencontrés évoquent la possibilité de 200 000 morts. Les ruines sont évacuées en vitesse, compliquant la possibilité d’un bilan précis et des familles entières ont été décimées sans permettre l’identification de leurs proches disparus.

— Par ailleurs, la région comprend une immense communauté d’exilés, majoritairement syriens, qui ne sont pas référencés et donc invisibles aux yeux des autorités turques. À côté de ça, sur les 4 millions de réfugiés, la moitié a été touchée par le séisme.

— 7 millions d’enfants sont touchés par ce séisme. Des milliers sont aujourd’hui orphelins.

— 1,5 million de personnes sont sans logement.

Quelques constats :

La gestion d’une catastrophe est un équilibre de résilience, prévention, intervention et reconstruction, entre efficacité, urgence, démocratie, personnes vulnérables exposées, etc. Malgré les constats un peu bruts ci-dessous, il faut reconnaître que la situation est extrêmement compliquée.

Tout d’abord, la catastrophe n’est que le début d’une longue crise. Toute une région est sinistrée, son tissu social, ses hôpitaux, ses écoles, son administration. Après le séisme, un exode de millions de personnes a débuté vers les grandes villes du pays. Ceux et celles qui sont restés sont les plus précarisé.es.

Les premières heures d’intervention sont décisives, elles permettent de sauver des vies et de protéger les populations des répliques habituelles qui suivent un premier séisme. Il semblerait que les services de secours aient été incapables de distribuer une aide de base à des millions de personnes qui ont parfois attendu une semaine avant de voir un secouriste, pour celles qui ont survécu.

La question du manque de prévention et de coordination a été pointée du doigt par de nombreuses personnes rencontrées. La plupart des populations n’ont pas eu accès à une information de base sur les gestes qui peuvent sauver en cas de séisme. Pourtant, un tremblement de terre de cette ampleur était prévisible selon beaucoup de scientifiques.

Le secteur du logement et toute la corruption qui l’entoure sont mis en cause depuis le premier jour de la catastrophe. De nombreux bâtiments ne respectent pas les normes sismiques de base. Le président turc s’est lancé dans une chasse à l’homme très médiatisée en oubliant la propre responsabilité turque dans la délivrance de ces permis (à ces amis ?). 400.000 bâtiments ont été détruits et la reconstruction prendra des années (malgré la promesse d’Erdogan de tout reconstruire en une année).

De manière générale, la campagne en cours entraîne une gestion électoraliste de « l’après », pas une gestion efficace qui passerait par une reconnaissance des problèmes structurels. On annonce s’engager à reconstruire de nouvelles villes alors que les tentes d’urgence n’arrivent pas et les problèmes structurels de l’État sont occultés (qui plus est dans un régime de plus en plus autoritaire).

Pire, durant les premières heures qui ont suivi le séisme, certains réseaux sociaux ont été coupés et des protestations ont été violemment réprimées. Amnesty parle de centaines de personnes arrêtées et de cas de torture. Des journalistes ont été arrêtés et des chaînes d’opposition muselées. Pourtant, l’accès à une information transparente est essentiel après un séisme.

Des questions écologiques se posent également suite au tremblement de terre : les débris sont évacués en vitesse et jetés dans des cours d’eau ou dans des vallées, entraînant des pollutions potentielles pour des années. Les poussières, d’amiante notamment, ont des conséquences sur les voies respiratoires et peuvent entraîner des risques de cancers.

La question de l’accès à la justice est significative de la situation. 17.500 avocats ont perdu leur bureau. Près de 200 sont morts. L’accès à la justice est rendu compliqué qui plus est dans un pays où l’impunité règne. Des centaines de milliers d’habitants devraient faire valoir leurs droits, notamment face aux autorités locales, aux propriétaires ou aux promoteurs. L’évacuation des débris rapides rend aussi d’éventuelles poursuites compliquées. Des avocats ont mis en place une application pour référencer les destructions à l’aide d’un smartphone. Des « bus » d’avocats se rendent aussi à la rencontre des citoyens dans les villages. Autre aspect important de l’aide juridique : la possibilité pour les femmes de déposer des plaintes contre des violences conjugales, en augmentation depuis le séisme.

D’ailleurs, la situation des femmes, souvent plus impactées en cas de séisme, est l’une des attentions de ma visite. Certaines personnes rencontrées étaient très inquiètes pour les prochains mois ; la scolarité de millions de jeunes femmes va baisser ces prochaines années, entraînant une paupérisation et donc un risque de mariage forcé. L’accès à la médecine gynécologique est beaucoup plus difficile depuis le séisme, de même que l’approvisionnement des moyens de contraception ou encore à des sous-vêtements.

Voilà déjà quelques grandes lignes qui ressortent de ces nombreux échanges. Alors que j’écris ces lignes, notre voiture arrive dans la région touchée par les séismes. Nous roulons depuis 1 h depuis Andana et les premières maisons détruites sont visibles le long de la rue. Nous sommes pourtant à 250 km de la région la plus touchée.

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