[Journal de bord en Turquie #3, Province d’Hatay] – Sous les décombres, un petit espoir.

Nous repartons vers Erzin, une ville à l’entrée de la province d’Hatay, l’une des plus touchées par le séisme. Nous avons dû dormir la veille à Adana, plus aucun hôtel n’étant ouvert dans Hatay. Cela peut sembler paradoxal, mais les villes les plus touchées ne sont pas spécialement celles les plus proches de l’épicentre du tremblement de terre, comme c’est le cas ici d’Erzin. En réalité, l’onde de choc d’un séisme se déplace à travers les failles sismiques parfois sur des milliers de kilomètres et ce sont les constructions sur ces failles qui ont été les plus détruites. Alors, pourquoi s’installer dans ces régions à risque, peut-on penser ? Tout simplement car l’encaissement géologique provoqué par ces failles rend la région extrêmement fertile et propice à l’agriculture.

Nous avançons donc à Erzin pour une rencontre avec le maire de la ville. La municipalité de 40 000 habitants a été extrêmement préservée lors du séisme, donnant lieu à une série importante d’articles presse locaux et internationaux sur ce cas particulier. Le maire de la ville tient d’abord à nous exprimer toute son émotion et sa douleur pour les villes voisines. Il commence son exposé avec beaucoup de modestie, en rappelant qu’il n’est pas forcément responsable de ce miracle dans sa ville : la géologie sous les bâtiments conservés est différente des villes voisines et les impacts des ondes du séisme sont compliqués à étudier. Par contre, le nombre de bâtiments écroulés (quelques-uns sur toute la ville) est réellement plus faible que ses voisins proches. La principale raison est la hauteur des bâtiments : la ville n’a jamais permis des constructions au-delà de trois étages et a systématiquement chassé les promoteurs immobiliers extérieurs à la ville, rendant la concertation avec la population plus facile. 

À ce titre, les villes les plus touchées et l’ensemble de la Turquie sont connues pour une politique d’amnistie très lucrative : si vous vous acquittez d’un chèque à l’État, votre immeuble construit sans permis (et sans normes sismiques) devient subitement légal. Cette question de la souplesse des amnisties est souvent revenue dans nos entretiens. Si la plupart les dénoncent, certains nous rappellent aussi la complexité de la situation : le peu de moyens financiers de certaines personnes qui cherchent à se loger, la crise du logement en Turquie et l’arrivée de millions de réfugiés ont entraîné une pression démographique réelle qui explique aussi le manque de planification du logement. Si vous êtes tenté de juger la Turquie pour cette politique d’amnistie, je vous rappelle les amnisties belges sur les exilés fiscaux !

Après cette visite de la petite ville d’Erzin, nous repartons vers Antakya, la ville la plus détruite par le séisme. La veille, nous nous étions entretenus avec le maire du centre-ville qui nous avait davantage loué la gloire de son président (du même parti que lui) sans vraiment répondre à nos interrogations. Nous décidons donc de retourner voir un autre responsable politique régional, le maire de la métropole, qui englobe toute la région d’Antakya. On se rend dans la municipalité d’urgence installée sous une grande tente. L’organisation sous la tente est à peine croyable : le maire est installé avec son équipe autour de grande table, les citoyens, les ONG et les responsables locaux font la file à tour de rôle pour le solliciter. Il reçoit toutes les demandes et les discussions se font en toute transparence, au milieu de tous et des caméras. « Je m’en fiche, je n’ai rien à cacher », nous dira-t-il plus tard. La rencontre avec le maire est inattendue. C’est un ancien médecin, passionné d’histoire, est une personne d’une simplicité et d’une efficacité incroyable. Il ne polémique pas, décrit la situation, reconnaît les erreurs, et avance au jour le jour de manière pragmatique. « Il y aura un temps pour les règlements de compte, aujourd’hui nous avons un deuil à respecter, des maisons, des écoles et des hôpitaux à reconstruire ». Même si, comme à chaque rencontre, il me remercie de l’aide européenne durant les premiers jours du drame, il reconnaît que l’aide promise sera largement insuffisante, qu’il faut augmenter la solidarité, notamment avec les pouvoirs locaux et régionaux qui ne reçoivent pas forcément les aides données à l’État centralisé. Le maire termine avec de l’espoir, celui de reconstruire autrement, de refaire d’Antakya la splendeur culturelle de la région, de refaire de cette région un lieu de multiculturalisme ouvert sur le monde et tourné vers l’Europe. 

J’écoute la conversation pour laisser la place à d’autres, venus pour des raisons beaucoup plus importantes. Le maire me raccompagne et nous remercie, je lui retourne ses remerciements en soulignant la douleur dans ses yeux et l’espoir dans son sourire, en m’engageant à être le porte-parole de cette douleur et de cet espoir. Je crois que ce genre de rencontres font partie des moments qui vous forment pour des années. 

Nous décidons de retourner dans le centre de la ville pour voir le vieux centre historique. La scène est encore plus marquante : ici les ruines n’ont pas été évacuées. L’âme de la ville est toujours là, mais écrasée par des centaines de milliers de tonnes de décombres.

C’est peut-être la première volonté des survivants après cette catastrophe, celle de conserver le tissu social, économique et culturel de la vie d’avant. Cet enjeu est souvent revenu dans nos entretiens, la ville était une fierté nationale qu’il faudra retrouver. L’annonce du président Erdogan de tout reconstruire en un an ne passe pas dans la région, c’est complètement irréaliste vu la splendeur passée d’Antyaka. Pour rappel, nous sommes à quelques semaines des élections…

Cette visite de la ville historique donne un aperçu de la violence du séisme. Nous circulons dans des routes à peine dégagées entourées de part et d’autre de tas de décombres. Je m’arrête quelques minutes. On aperçoit entre les ferrailles et le béton toutes des histoires qui apparaissent : la roue d’un vélo d’enfant, un panneau « koifer » avec un ciseau, des bouts de rideaux, des voitures à la verticale posées sur les tas de pierres. Alors que je regarde cette scène d’apocalypse, une personne s’arrête et me dit, « vous savez, il reste encore des corps sous les décombres ». 

On repart vers notre dernier rendez-vous de cette « visite de terrain », comme la nomme le Conseil de l’Europe. Sur le chemin, on s’arrête au-dessus d’un des nombreux camps de tentes installés partout dans la région. Les personnes restées dans la région sont parmi les plus vulnérables : femmes, enfants, personnes âgées ou en situation de handicap et surtout plus précaires que celles qui ont pu fuir. 

Notre dernier rendez-vous est sur la route du retour, très loin du centre-ville. Le bâtiment est flambant neuf, la salle de réunion est assez luxueuse et nous sommes reçus par le directeur régional de l’AFAD. Le discours est convenu, tout en reconnaissant cette fois des lacunes et en rappelant la complexité de la situation. L’AFAD, organisme d’intervention en cas de crise créée après le tremblement de terre de 1999, est sous le feu des critiques depuis le séisme. Est-ce qu’elle sert d’éponge pour éviter de pointer les responsabilités politiques ? Ou de reconnaître la complexité de la situation ? Je ne sais pas. Je termine par essayer d’interroger l’agence sur la Syrie, sur ses réfugiés, sur les aides à apporter. Et je ne reçois aucune réponse. 

La Syrie, à quelques kilomètres du bureau où je suis, c’est le gros angle mort de cette visite de 3 jours. Je n’ai pas reçu d’autorisation pour m’y rendre et on dit la région trop dangereuse. Selon les ONG rencontrées, les victimes sont moins nombreuses, car les bâtiments y sont moins hauts. Mais le séisme vient se superposer au cauchemar syrien. Si les bombes de Poutine se sont calmées (puisqu’il semble les réserver à d’autres pour le moment), les tirs d’artillerie de Bachar al-Assad au sud de la région sont toujours quotidiens. Tandis qu’au nord, la violence de l’armée turque et des pushbacks au sniper enferment la population syrienne dans une prison à ciel ouvert. Une prison oubliée, celle de la guerre en Syrie passée sous les radars de nos considérations européennes. « La Syrie est un cauchemar, mais ça l’était déjà depuis des années », nous dit un intervenant anonyme. 

Oui, quand on parle des Syriens dans la région turque, il faut être discret, ce n’est pas un sujet à aborder ici. « Ils ne sont pas comme nous », nous résumera quelqu’un. C’est ici qu’il faut rappeler que l’Union européenne a décidé d’externaliser sa politique migratoire avec le régime d’Erdogan. 6 milliards d’euros en échange de « cette tranquillité » et l’apaisement des partis populistes européens.

Nous nous engageons sur la route portuaire qui nous ramène à Adana. Sur la route, on traverse la ville d’Alexandrette, l’une des villes les plus importantes de la région avec Antakya. Alors que nous sommes éloignés de la zone officiellement la plus touchée, ici aussi, les destructions restent importantes. Les tentes d’urgence seront petit à petit remplacées par des conteneurs, puis des préfabriqués. Mais dans quelques mois, la température dans la région atteindra les 40 degrés, et les nouveaux logements ne seront pas encore là.

Le risque de maladies, les troubles post-traumatiques, la déscolarisation, le logement, la culture, les services de base sont quelques-uns des défis gigantesques qui attendent les centaines de milliers de survivants. 

Parmi les décombres, dans le regard des personnes rencontrées, je n’ai pas perçu beaucoup d’espoir et d’avenir. L’heure n’est pas encore à rêver à de meilleurs lendemains. C’est un constat que j’ai fait depuis que je suis arrivé, le deuil n’a pas encore été fait. C’est toujours le choc ou le besoin de solutions concrètes pour se nourrir, se loger, déblayer.  

Ce jour viendra, mais en attendant, je sais ce qu’il nous reste à faire en Europe : nous devons augmenter la solidarité avec ces populations, stimuler des partenariats, des jumelages de villes, des dons, des rencontres entre ONG, etc. 

Mais nous devons aussi nous questionner : pourquoi si peu de dirigeants européens sont venus en deux mois ? La région est notre histoire, sa jeunesse turque n’est pas seulement tournée vers l’Europe, elle est européenne. Nous avons une histoire commune, une culture et des rêves, n’en déplaise à Sarkozy qui avait refermé la porte à l’adhésion de la Turquie tout en déroulant le tapis rouge à l’autoritarisme d’Erdogan.

Et si nous facilitons la rencontre de ceux qui ont un passé et un avenir commun ? Et si nous permettions à toute cette jeunesse de voyager librement, d’étudier facilement, de travailler, de voyager comme nous, nous avons la chance de pouvoir le faire partout dans le monde ? 

C’est peut-être ça l’espoir sous les décombres, celui de reconstruire un avenir commun.

 

Merci à nos deux accompagnants turcs qui ont organisé la mission.

Merci à notre interprète d’avoir interprété nos discussions, mais surtout nos émotions.

Merci à notre chauffeur de s’être glissé entre les décombres et les réunions. 

Merci surtout à Guillaume du secrétariat du Conseil de l’Europe, pour ce travail que nous faisons à deux depuis des semaines. 

Merci 1000 fois à toutes les personnes rencontrées.

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