Après une première journée de rencontre à Ankara, j’arrive avec l’équipe du Conseil de l’Europe à Adana durant la nuit. À l’aube, notre voiture nous conduit vers la province de Gaziantep, l’épicentre du tremblement de terre. Déjà sur l’autoroute, nous longeons les cortèges de camions transportant toute sorte de matériel et des logements conteneurs par dizaines.
Arrivée à Gaziantep, on aperçoit les premières fissures dans les façades, mais surtout en bord de route, les premières tentes des ONG et des secours turcs. Alors que nous sommes à environ 200 km d’Antakya (province d’Hatay, anciennement Antioche), là où le séisme a été le plus violent, les premières maisons effondrées apparaissent et de nombreux camions remplis de débris font des aller-retour dans les villes secondaires de la province.
Les maisons effondrées commencent à se multiplier, les camions transportant des débris aussi. À quelques kilomètres de la principale ville de la province, j’aperçois un bastion de policiers robocop et de militaires. D’après ce qu’on m’explique, ils étaient là pour réprimer une manifestation de villageois qui s’opposaient au dépôt de milliers de m3 de débris dans leur vallée. Plusieurs personnes auraient été arrêtées. Comme expliqué dans mon post hier, l’enjeu des décombres, des millions de tonnes de béton, fer, amiante, etc. nécessite une approche prudente et concertée avec la population. Mais cette concertation au pays d’Erdogan n’est pas l’habitude…
Nous commençons les rencontres par une visite à Samandağ (Saint-Simon… ça ne s’invente pas). La petite ville fait partie de la province d’Hatay, province la plus meurtrie. Ici, les destructions concernent un logement sur deux. Une partie des maisons sont effondrées et celles toujours debout, mais endommagées sont fissurées ou penchent dangereusement. Chaque maison éventrée laisse apparaître des scènes de vies passées, parfois le salon pend dans le vide et des tableaux sont toujours affichés au mur qui s’effondrera prochainement. Les antennes satellites se balancent dans le vide, des vêtements d’enfants sont restés aux barres de fer qui soutenaient le béton. Chaque maison, chaque étage furent une vie, une histoire.
Sur place, un entretien est organisé avec l’AFAD, sorte de protection civile d’urgence mise en place après le tremblement de terre de 1999 dans le pays. Dans nos rencontres de la journée d’hier, l’organisation étatique était très critiquée pour son manque de réactivité. Le directeur local nous le rappelle : 11 provinces touchées, 13 millions de personnes impactées. La situation était très complexe et a nécessité un déploiement inédit de sauveteurs, de bénévoles et d’acteurs internationaux dans l’aide. Je dois reconnaître que, deux mois après le séisme, le camp de tentes est impressionnant. De nombreux conteneurs remplissent des fonctions différentes : dépôt de demandes à l’État, médecins, écoles, cartes de téléphone, banques mobiles, etc. Ce qui est déjà frappant dans cette petite ville, c’est que le temps semble suspendu, les habitants sont perdus entre leur choc, le deuil et un avenir incertain.
Après la ville, nous sommes allés dans un petit village arménien, le dernier de Turquie, pour discuter avec sa communauté. Autour d’un café, le responsable de l’église arménienne et les membres de la coopérative de confiture du village nous ont dit toute leur peine pour leur voisin des villes arabes, en vantant le multiculturalisme de la région et leur crainte que cela disparaisse.
Ensuite, nous nous sommes rendus dans la ville de Defne. Une localité de plusieurs dizaines de milliers d’habitants, un peu décentrée d’Antakya. Nous avons rencontré le maire de la ville, effondré par les destructions de sa ville, mais aussi en colère sur la manière dont sa ville semble avoir été oubliée. Il nous explique que plusieurs familles sont restées coincées sous les décombres, qu’il a parlé avec elles les 5 jours qui ont suivi le tremblement de terre, mais que personne n’est jamais venu. « Je n’ai pas pu les sauver… je n’ai pas pu ». Le maire est d’un parti opposé au président Erdogan. Sa conclusion est claire, les localités proches du pouvoir ont été plus rapidement secourues.
Nous descendons finalement vers Antakya, la ville principale de la province d’Hatay. On nous avait prévenus, mais je ne suis pas certain que quelqu’un peut être préparé à voir ce que nous avons vu. Plus on s’avance dans la ville, moins nous croisons d’habitants, et plus les bâtiments effondrés se multiplient. À l’approche du centre, un silence s’installe dans la camionnette qui nous conduit à la rencontre du maire de la ville. Il ne reste plus rien. Tout est détruit. La scène ressemble à une scène d’apocalypse dans nos séries dystopiques, le personnel turc du Conseil de l’Europe qui nous accompagne est sous le choc. Nous arrêterons la voiture et nous nous retrouverons au milieu d’un centre-ville complètement rasé, le vide à perte de vue. Le silence effrayant, on entend juste les bulldozers plus loin qui continuent d’abattre les quelques immeubles restés debout. 80 % de la ville a été rasé.
Antakya était un bijou de la Turquie, au carrefour de plusieurs mondes, réputée pour sa splendeur, sa culture, sa gastronomie. Il ne reste plus rien. J’essaie de prendre des photos, en évitant de déranger le deuil ou l’errance des habitants à la recherche de quelques souvenirs dans les décombres. Mais jamais les photos ne rendront la réalité de ce que nous avons vu…
Nous nous rendons alors dans une grande tente pour rencontrer le maire et son équipe. Tout le monde semble déboussolé. À leur façon, certains se taisent, d’autres semblent déconnectés. Le discours est celui d’un représentant du parti au pouvoir en Turquie. « Tout a été fait au mieux possible » On parle du deuil, de la solidarité internationale, du peu de visites européennes (je serais l’un des premiers), du nombre de disparus. Certains ont envie de parler du futur, de la reconstruction, des logements et du tissu économique qui doit reprendre pour que les gens reviennent. 400.000 personnes sont parties, celles qui restent sont les plus précarisés et les plus vulnérables.
Après cette rencontre, nous partons dans un camp de tentes aux abords de la ville. On rencontre une ONG turque qui vient en aide aux enfants et aux familles. Ses animateurs sont incroyables, ils gardent le sourire devant les enfants, mais on lit dans leurs yeux la fatigue, leur propre deuil. Ils nous expliquent que les enfants sont pour beaucoup en choc post-traumatique : troubles alimentaires, troubles du sommeil, anxiété, mais surtout perte de sens dans l’avenir. Tout le travail est aussi construit autour du tissu familial : la plupart des familles ont été amputées de plusieurs membres, voire de tous.
On termine la journée par une rencontre anonyme, un proche avec qui je sais que je peux avoir une discussion franche. Il a parcouru le monde dans les pires catastrophes naturelles et les pires zones de guerres, il me dit n’avoir jamais vu quelque chose comme ce que les habitants ont vécu. Il n’a pas de mots pour décrire la violence de ce séisme. Il dit qu’il peut entendre certaines critiques que je lui relaie, mais qu’elles ne sont pas connectées à la réalité de ce qu’il s’est passé ici. L’aide qui serait mal coordonnée ? Certains se plaignent de ne pas avoir pu distribuer des légumes aux sinistrés sans se rendre compte que les sinistrés cherchaient toujours leurs proches sous les décombres pendant trois jours. L’aide tardive aux villes et villages décentralisés ? C’est certainement vrai, mais encore une fois, tout s’est écroulé, il fallait rationaliser les premières heures dans les zones les plus peuplées. Qui aurait pu mieux faire, se demande mon contact ? « C’est très compliqué ».
La complexité c’est bien quelque chose que j’ai appris ces dernières années. Le monde est complexe, souvent douloureux pour des millions de personnes. Quelles sont les responsabilités des autorités dans ce drame ? Bien sûr, des conclusions se dégagent déjà : la coordination défaillante, l’État d’urgence qui cadenasse les pouvoirs locaux, mais surtout la polarisation de la société qu’Erdogan n’a cessé de stimuler et qui rompt la confiance envers les autorités.
Mais finalement, je ne suis pas ici pour trouver des réponses à cette question de la responsabilité, je suis là pour montrer mon soutien au peuple turc, pas aux politiques, je suis là pour crier le besoin d’augmenter cette solidarité en rentrant en Europe, pour tenter d’être modestement le porte-parole de la souffrance de cet événement et de celle qui découlera des conséquences de ce drame durant des années.
Le combat politique n’est finalement rien comparé au combat qui commence pour les survivants de cette catastrophe.